Toussaint Louverture

(1743-1803)

 

Toussaint, d'après la tradition, serait né à Saint-Domingue, sur la plantation Bréda, au Haut-du-Cap, en 1743 (Prosper Gragnon-Lacoste, pour sa part, fixe la naissance de Toussaint au 20 mai 1746). Mais on sait fort peu de choses sur sa vie avant l'insurrection des esclaves qui dévasta le nord, au mois d'août 1791. La première partie de son existence appartient à la mythologie. On rapporte qu'il serait originaire du Dahomay (actuel Bénin): son père, de nation Arada, aurait figuré parmi les chefs qui, à l'époque, se partageaient le territoire(1). Toussaint n'était donc pas un Africain, un bossale, mais un créole. Surnommé Fatras-Bâton (2), c'était un homme de petite taille (3), malingre, exerçant malgré sa laideur de l'ascendant sur ses congénères. Homme intelligent, réfléchi, il dissimulait ses pensées et parlait peu. Il aimait les chevaux et était excellent cavalier. Sur la plantation Bréda, Toussaint aurait servi son maître, Baillon de Libertat (4), dans des conditions particulièrement privilégiées : il travaillait semble-t-il comme domestique, et non pas à la rude culture de la canne. D'aucuns affirment comme cocher (5), certains prétendent comme gardien de bétail. Un mémoire du colon de Livoy, rédigé aux environs de 1800, indique laconiquement: «Toussaint, nègre esclave (..) ayant la surveillance des animaux sur l'habitation Libertat» (cité par G. Debien, in «Les vues de deux colons de Saint-Domingue sur Toussaint Louverture», Notes d'Histoire coloniale, n° 149). Selon toute vraisemblance, il faisait partie de la minorité privilégiée des «nègres de grand'case», qui étaient au service personnel du propriétaire ou de son gérant.

 

Toussaint aurait été affranchi en 1776, à l'âge de 33 ans : il aurait bénéficié de la «liberté de savane», qui est un affranchissement de caractère privé, auquel on recourait fréquemment afin d'éviter les frais et les démarches administratives de l'affranchissement officiel ; mais sans que toutefois l'on sache par qui. Reçut-il sa liberté du propriétaire de la plantation, le comte de Noé? Ou de son gérant, Baillon de Libertat? On l'ignore encore. Quoi qu'il en soit, Toussaint sortit du monde servile pour entamer une carrière de colon : en 1779, son gendre (Philippe Jasmin Désir) lui loua une place ou champs d'une quainzaine d'hectares, avec les treize esclaves qui y étaient attachés. Ce qui lui permettra de constituer un pécule appréciable. Peut-être est-ce pour cette raison qu'il n'évoqua jamais ses activités d'affranchi, préférant, à toute occasion, déclarer que lui-même «avait été esclave».  

 

Toussaint se maria-t-il une ou plusieurs fois? Combien eut-il d'enfants? On ne sait trop. Ce dont nous sommes sûr c'est qu'il épousa  Suzanne Simon-Baptiste, noire, sans doute libre ou affranchie, sachant lire et écrire, déjà mère, affirme-t-on, d'un enfant métissé, Placide, avant de donner le jour à deux fils noirs, Isaac et Saint-Jean. Plus tard, au temps de son généralat en chef, Toussaint collectionnera les aventures galantes. 

       

Selon la tradition, Toussaint ne participa pas aux premiers événements de l'insurrection en 1791. On comprend d'autant mieux son effacement qu'il n'était pas esclave, mais maître de nègres et de biens. Son nom apparaît pour la première fois au bas de l'adresse que les chefs noirs envoyèrent à l'Assemblée coloniale au mois de janvier 1792. Néanmoins, le général Kerverseau nous a laissé de Toussaint une image totalement différente: «Ce fut lui, affirme-t-il, qui présida l'assemblée où il fit proclamer chefs de l'insurrection, Jean-François, Biassou et quelques autres que leur taille, leur force et d'autres avantages corporels semblaient désigner pour le commandement. Pour lui faible et chétif, et connu de ses camarades sous le nom de Fatras-Bâton, il se trouvait trop honoré de la place de secrétaire de Biassou. C'est de ce poste obscur, où il se plaça lui-même, que, caché derrière le rideau, il dirigeait tous les fils de l'intrigue, organisait la révolte et préparait l'explosion» (Rapport remis au Ministre de la Marine en 1797). De qui Kerverseau tenait-il ses informations? Se contentait-il de restituer une rumeur?  Ces propos ne véhiculaient-ils pas la propagande officielle du futur commandant en chef? Quoi qu'il en soit, la valeur du futur maître de la Grande île lui acquit rapidement un commandement.

 

Après la nouvelle de l'exécution de Louis XVI et de la déclaration de guerre de Paris à Madrid, convaincu que la division des chefs de l'insurrection nuisait à la réussite de leur entreprise, Toussaint accepta le grade de colonel dans l'armée espagnole dominicaine qui s'était jointe aux Noirs pour combattre la République française (9 juillet 1793). Il deviendra général des armées du roi et établira son quartier général à  La Marmelade. Dès ce moment, il ne sera plus animé que par un seul objectif: libérer tous les Noirs de l'esclavage. La révolte primitive s'était transformée en révolution sociale. Mais l'invasion britannique, en septembre 1793, précipitera les événements. Les commissaires de la Convention Polverel et Sonthonax lui firent des propositions, qu'il rejeta d'abord; mais lorsqu'il apprit que le gouvernement français avait décrété la liberté générale de tous les esclaves (29 août 1793), il comprit le parti qu'il pourrait tirer de la situation. Il rompit aussitôt avec Biassou et se rallia avec son armée aux autorités légales de la République (5 mai 1794). A la tête de ses nombreux partisans, Toussaint écrasa les Espagnols et leur enleva plusieurs postes importants. Ce qui aurait fait dire au commissaire de la République Polverel: «Mais cet homme fait ouverture partout !» On le surnomma dès lors «Louverture».

 

Le général Étienne Laveaux, qui gouvernait la colonie, lui décerna un brevet de colonel le 25 mars 1795.  Il sera promu au grade de général de brigade, par la Convention, peu après le traité de Bâle, le 23 juillet 1795. Cependant, Laveaux hésitait encore à l'employer. Mais en mars 1796, la ville du Cap s'étant révoltée, le général français, prisonnier des Mulâtres, fut délivré par Toussaint (27 mars). Ce qui lui valut d'être créé lieutenant au gouvernement général de la colonie (31 mars 1796), puis général de division (17 août 1796). Il deviendra dès lors l'instrument du pouvoir colonial : par ses soins tous les Noirs déposeront les armes. Les Anglais tenaient encore quelques places dans le Nord et l'Ouest, il les en chassa. La paix avec l'Espagne et l'expulsion de Jean-François achéveront de ramener le calme dans l'île. Mais après que Laveaux, élu au Conseil des Anciens, fut parti pour Paris (14 octobre 1796), le Directoire envisagea l'envoi d'une force armée pour soumettre les nègres et rétablir l'ordre colonial. Toussaint, que Sonthonax avait confirmé dans ses grades et nommé «commandant en chef de la colonie de Saint-Domingue» (15 mai 1797), répondit à ces menaces en faisant savoir au gouvernement français que, s'il avait l'intention de restaurer l'esclavage, les nègres de Saint-Domingue se défendraient à l'exemple de ceux de La Jamaïque.

Après le départ (6) du commissaire Sonthonax  (24 août 1797), élu aux Cinq-Cents en septembre 1796, Toussaint entreprit de négocier avec les Anglais, de recevoir des émigrés et de renforcer son armée. Il écrira au Directoire pour justifier ses mesures, et, pour détruire tout soupçon, enverra deux de ses fils étudier à Paris. Mais le Directoire, qui souhaitait avoir un représentant direct dans l'île, prit la décision d'envoyer le général Hédouville à la tête de nouveaux commissaires (27 mars 1798). Il fut fort mal accueilli: Toussaint refusa de l'admettre aux négociations qu'il entretenait avec le général anglais Maitland (avril 1798). Les Noirs, pratiqués par des agents secrets et persuadés que les commissaires en voulaient à leur indépendance, se soulevèrent au Cap (16 octobre 1798), et cette démonstration, habilement exploitée par Toussaint, contraignit Hédouville à chercher un asile sur les bâtiments en rade, qui mirent aussitôt à la voile, emportant environ quinze cents personnes de diverses conditions (23 octobre 1798).

 

Délivré de tout contrôle, le général noir croyait enfin toucher à la réalisation de ses projets lorsque les Mulâtres, jaloux de l'influence toujours croissante des Noirs, se réunirent sous les ordres du général Rigaud, qui était de leur couleur et commandait dans le Sud. Une guerre sans pitié éclata, et des flots de sang inondèrent à nouveau ce malheureux pays (juin 1799). Après des efforts inouïs, Toussaint était parvenu à contenir Rigaud lorsqu'une députation, composée du mulâtre Julien Raymond, du général Michel et du colonel Vincent, apporta à Saint-Domingue la nouvelle du coup d'État du 18 brumaire et remit à Toussaint sa confirmation par Bonaparte dans son grade de général en chef (juin 1800). Toussaint, qui croyait ne pas avoir besoin de cette confirmation, reçut froidement les émissaires français. Il profita néanmoins de leur ascendant passager pour repousser Rigaud jusqu'aux Cayes et le contraindre à quitter l'île (1er août 1800). Les Noirs purent désormais dominer la colonie.

Débarrassé de cette dangereuse rivalité, Toussaint n'eut d'autre objectif que la réalisation de l'indépendance. Il publia d'abord un règlement, concernant le fonctionnement des plantations, que ses administrés ressentirent comme un retour à l'esclavage, parce qu'il réintroduisait le travail forcé; car pour Toussaint, l'indépendance du pays passait nécessairement par sa mise en valeur: «la culture est le soutien des gouvernements, parce qu'elle procure le commerce, l'aisance et l'abondance, qu'elle fait naître les arts et l'industrie, qu'elle occupe tous les bras» (Règlement de culture du 12 octobre 1800). Il forma ensuite le projet d'unifier l'île. A la tête d'une armée de 40.000 hommes, entouré de ses lieutenants favoris Dessalines et Christophe, il occupa la partie espagnole presque sans coup férir (26 janvier 1801). Grâce à son apparente condescendance envers le clergé catholique, les habitants de cette partie de l'île, qui contenait beaucoup de colons blancs et d'émigrés, lui devinrent aussi dévoués que les Noirs. Puis, enivré par l'enthousiasme qu'il soulevait autour de lui, il approuva une constitution (3 juillet 1801) dont le premier article le créait Gouverneur à vie (art. 28), avec le droit de se choisir un successeur (art. 30) et de nommer à tous les emplois. Enfin, il divisa l'île en six départements (loi du 6 juillet 1801) et fixa le gouvernement auprès de sa personne: tantôt au Cap, tantôt à Port-au-Prince.

 

Le commerce reprenait, un nouvel essor et la prospérité renaissait, lorsque les Noirs des districts du Nord, mal façonnés à l'obéissance, quittèrent tout à coup leurs ateliers, égorgèrent quelque 200 blancs, et vinrent assaillir Le Cap. Avec la rapidité de la foudre Toussaint dispersa les révoltés, et le 4 novembre 1801 fit conduire devant lui 40 prisonniers. Il en fit fusiller 13, et parmi eux son neveu par adoption le général de division Moïse (25 novembre). Les autres conspirateurs furent jetés en prison et un désarmement général assura le calme. Ce fut alors que Toussaint écrivait, dit-on, en tête de ses missives à Bonaparte: «Le premier des Noirs au premier des Blancs» (quoique cette suscription soit rapportée par plusieurs biographes sérieux, rien n'atteste cependant qu'elle ait jamais figuré sur une dépêche officielle).

Dans l'exercice du pouvoir Toussaint montra une très grande habileté: pour définitivement rallier les Blancs à sa cause, il rappela les émigrés, et déclara que la religion catholique était celle de l'État (au détriment du culte vaudou); pour prévenir une nouvelle insurrection, il publia une violente proclamation, qui soulignait les devoirs de la population et les obligations de son gouvernement (26 novembre 1801); sous le titre modeste de règlement il édicta des mesures très sévères pour la répression du vice, de la révolte, des aventuriers, etc. Sachant ce que peuvent des dehors pompeux sur la plupart des hommes, il fit régner à sa cour une étiquette rigoureuse. La gravité de son maintien, son regard observateur, tenaient les Noirs dans la crainte et le respect et en imposaient aux Blancs eux-mêmes. Aussi sévère sur l'étiquette de la cour qu'eût pu l'être un roi européen, il réprimait avec violence ceux qui s'en écartaient. Au milieu de son brillant entourage il affectait une simplicité remarquable, et ne portait habituellement que le petit uniforme d'officier d'état-major. Tout ce qui l'entourait vivait dans la profusion et la splendeur; lui seul poussait la sobriété jusqu'à l'abstinence. C'est ainsi qu'il entretenait la vigueur de sa santé, car chez lui l'énergie de l'âme était soutenue par un corps de fer. Souvent il faisait à cheval cinquante lieues sans s'arrêter et ne dormait que deux heures; il semblait que l'ambition, source de toutes ses actions, fût aussi le soutien de son existence. Il n'avait point de confident, et personne ne connaissait ni ses desseins ni ses démarches. Lorsqu'on le croyait à Port-au-Prince, il était aux Cayes, au Cap, ou à Saint-Marc. Le mystère qui enveloppait toutes ses actions lui sauva la vie en plusieurs occasions. La discipline la plus sévère régnait dans son armée. Les soldats le considéraient comme un être d'une nature supérieure, les officiers et le terrible Dessalines lui-même tremblaient en sa présence.

 

Cependant la fin de la domination de Toussaint approchait: les préliminaires de Londres, entre la France et l'Angleterre, qui aboutiront à la paix d'Amiens, le 25 mars 1802, venaient d'être signés (18 octobre 1801). Bonaparte, plus tranquille sur le continent, envoya deux forces expéditionnaires: l'une à Saint-Domingue (7) sous les ordres du général Leclerc, son beau-frère (le mari de Pauline), l'autre en Guadeloupe commandée par Antoine Richepanse. Au général Leclerc il donna le commandement d'une flotte de cinquante-quatre navires, portant de nombreuses troupes de débarquement, avec l'ordre formel de «faire respecter la souveraineté du peuple français» (18 novembre 1801); et en même temps il lui confia les enfants de Toussaint avec une lettre pour leur père. Dans cette lettre le premier consul assurait Toussaint de son estime et louait sa conduite antérieure. «Si le pavillon français, disait-il, flotte encore sur Saint-Domingue, c'est à vous et à vos braves noirs qu'il le doit; appelé par vos talents et la force des circonstances au premier commandement, vous avez détruit la guerre civile, remis en honneur la religion et le culte de Dieu, de qui tout émane; la constitution que vous avez faite renferme beaucoup de bonnes choses, mais elle en contient aussi qui sont contraires à la dignité et à la souveraineté du peuple français.» Il le rassurait ensuite sur la liberté des Noirs, l'invitait formellement à reconnaître la mission de Leclerc, et le rendait responsable de la résistance qu'il opposerait à ses armes.

Parti de Brest en décembre 1801 Leclerc se trouva en vue du Cap Français le 29 janvier suivant. Cependant, Toussaint n'était nullement disposé à renoncer au pouvoir suprême pour se confondre dans la foule des généraux de division républicains. Aussi envoya-t-il son général  Christophe au-devant de l'aide-de-camp Lebrun, qui lui était adressé comme parlementaire, pour notifier à Leclerc et à l'amiral Villaret «qu'eussent-ils cent vaisseaux et cent mille hommes ils n'entreraient point en ville, et que la terre brûlerait avant que l'escadre n'entrât en rade.» Le débarquement s'opéra néanmoins: Le Cap fut incendié et tous les Noirs furent appelés à l'insurrection (7 février). Malgré ces premiers excès, Leclerc envoya à Toussaint ses trois enfants avec leur gouverneur Coisnon (directeur du collège de La Marche, où s'élevaient alors les enfants des colons). Porteurs de la lettre du Premier consul ils joignirent leur père à Ennery le 7 février. Toussaint, dont les forces se réduisaient à trois demi-brigades, par suite de la défection du général noir Clairveaux et de la défaite de Dessalines, repoussa néanmoins tout accomodement, et renvoya ses enfants au Cap, après avoir enfoui ses trésors dans les mornes du Cahos. Quelques jours plus tard, Leclerc tenta une nouvelle démarche par la même voie: elle fut également infructueuse. Toussaint donna cette fois le choix à ses fils, entre lui et la France: l'aîné, Isaac, rentra au camp français; le second prit les armes pour son père, qui, ayant continué les hostilités, fut aussitôt mis hors la loi (17 février). Une guerre terrible s'engagea alors. Les belligérants s'y montrèrent sans pitié. Mais après la soumission de Christophe et de Dessalines, Toussaint se trouva dans l'obligation d'offrir sa reddition. Il fut autorisé à se retirer sur l'une de ses plantations: il choisit celle qui se trouve à proximité du bourg d'Ennery, dans l'ouest de l'île, non loin de la côte (2 mai). Puis arriva l'époque de la fièvre jaune, cette terrible maladie qui moissonna l'armée expéditionnaire (8). On comprit alors le sens d'un mot de Toussaint: «Moi compter sur La Providence!» C'était le nom du cimetière du Cap (rapporté par Alfred de Lacaze, in Nouvelle biographie générale depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours (..), sous la direction de M. le Dr HOEFER, Paris, 1860, t. 32, p. 43). De sourdes agitations et des rassemblements recommençaient de toutes parts. Des lettres interceptées ne laissèrent pas douter que Toussaint ne fût en relation avec les mécontents (27 mai). Son arrestation fut résolue, mais la méfiance du chef noir était telle qu'on eut recours à la trahison pour s'en emparer.

Le général Brunet l'invita à son quartier général pour y conférer sur la situation générale du pays. Mais l'astucieux Toussaint, cette fois, fut la dupe de son amour-propre: «ces messieurs blancs, qui savent tout, lanca-t-il, sont forcés de consulter le vieux nègre». Après s'être présenté au camp français, le 7 juin, il fut aussitôt arrêté, puis jeté à bord de la frégate La Créole pour être conduit au Cap (9). Il sera envoyé en France sur le bâtiment Le Héros avec sa femme Suzanne, ses fils Placide, Isaac et Saint-Jean, ses belles-filles Victoire Tuzac et Louise Catherine Chancy (1782-1871). Arrivé à Brest, le 12 juillet 1802, il fut d'abord enfermé à Paris, à la prison du Temple, puis, sur l'ordre du Premier consul (10), au fort de Joux (Doubs) le 23 août. En septembre, Bonaparte chargea le général Caffarelli (11) d'interroger le prisonnier sur sa politique internationale et «d'obtenir des renseignements sur l'existence de ses trésors».  Les deux hommes s'entretiendront à quatre reprises, du 15 au 28 septembre. Mais plutôt que d'envisager un procès, le pouvoir central préféra laisser Toussaint croupir en prison. Il subit un régime pénitenciaire qui visait à le briser, à l'anéantir physiquement et moralement. Vexations, humiliations, brimades eurent raison de sa santé. «La composition des nègres ne ressemblant en rien à celle des Européens, expliquait son geôlier (12), je me dispense de lui donner ni médecin ni chirurgien qui lui serait inutile». Le 7 avril 1803 (17 germinal an XI), à onze heures et demie, le chef de bataillon Amiot, gouverneur du fort de Joux, le trouva mort dans sa cellule, assis «sur une chaise, près du feu, la tête appuyée contre la cheminée, le bras droit pendant..». Peu de jours auparavant, le chef noir lui avait avoué avoir fait enterrer quinze millions dans les mornes, et il s'occupait de dresser d'après ses souvenirs le plan des lieux où ce trésor était enfoui quand la mort le frappa. A cette époque, d'aucuns pensèrent que le poison avait hâté la fin de ses jours. Mais on n'a jamais eu la preuve de ce fait (13). Toussaint fut inhumé dans l'enceinte du fort (14).

Sa famille dut alors fixer sa résidence à Agen. Son troisième fils y mourra de langueur, et sa femme y expirera en 1816. Son fils Isaac décédera à Bordeaux le 26 septembre 1853 (d'après une généalogie détaillée de la famille Chancy, aimablement fournie par l'auteur, Monsieur Jacques PETIT, le 26 janvier 2001).

Napoléon, à Sainte-Hélène, se reprochera de s'être laissé entraîner par ses ministres et par les «criailleries des colons». Il regrettera de n'avoir pas gouverné la colonie «par l'intermédiaire de Toussaint», car, dira-t-il, ce «n'était pas un homme sans mérite». Ce qui n'eut pas été impossible car Toussaint, au contraire de Dessalines, ne recherchait pas une rupture totale avec la France. Il envisageait, pour autant qu'on puisse le savoir, une solution proche de ce que sera plus tard le statut de dominion dans l'Empire britannique: une  quasi-indépendance de fait sous son autorité, avec maintien formel de la colonie dans le cadre constitutionnel français et rapports économiques privilégiés, mais non exclusifs, avec la métropole. 

 

«Cet homme fut une nation», devait dire à juste titre Lamartine. Il avait entrepris le rétablissement de Saint-Domingue et il aurait fini par édifier un pays équilibré. Aucun de ses successeurs ne l'égala.

 

Le 25 mars 1983, le gouvernement français remettra une urne contenant ses restes mortels au gouvernement haïtien.

         

Sources : KERVERSEAU & LEBORGNE, Rapport fait au gouvernement sur les troubles du département du Sud, au mois de fructidor an IV; Pamphile de LACROIX, Mémoires pour servir à l'histoire de la Révolution de Saint-Domingue, 2 vol., Paris, 1819; Alfred de LACAZE in Nouvelle biographie générale depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours (..), sous la direction de M. le Dr HOEFER, Paris, Firmin Didot Frères, 1860, t. 32, pp. 38-44; E. REGNARD in Nouvelle biographie générale depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours.., sous la direction de M. le Dr HOEFER, Paris, Firmin Didot Frères, 1865, t. 44, pp. 184-185; GRAGNON-LACOSTE, Toussaint Louverture, Général en chef de l'armée de Saint-Domingue, surnommé le Premier des Noirs, Paris et Bordeaux, 1877, 402 p.; Victor SCHOELCHER, Vie de Toussaint Louverture, Paris, Paul Ollendorf, 1889, 455 p.; Pauleus SANNON, Histoire de Toussaint-Louverture, 3 vol., Port-au-Prince, 1920-1933; Cyril L.R. JAMES, Les Jacobins noirs: Toussaint-Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, Gallimard, 1949 (rééd. aux Éditions Caribéennes, Paris, 1984, XXVIII-375 p., coll. Précurseurs noirs); Aimé CÉSAIRE, Toussaint-Louverture. La Révolution française et le problème colonial, 1960; G. DEBIEN, «Les vues de deux colons de Saint-Domingue sur Toussaint Louverture (octobre 1797-février 1800)», Note d'Histoire coloniale, n° 149; G. DEBIEN, M.-A. MENIER et  J. FOUCHARD, «Toussaint Louverture avant 1789. Légendes et réalités», Note d'Histoire coloniale, n° 134, 1977; Pierre PLUCHON, Toussaint Louverture. De l'esclavage au pouvoir, Paris, 1979; Dictionnaire d'Histoire de France, Librairie Académique Perrin, Paris, 1981, à l'article Toussaint-Louverture; L'état de la France pendant la Révolution (1789-1799), sous la direction de Michel Vovelle, éd. La découverte, Paris, 1988, pp. 444-446; Jean-Marcel CHAMPION, notice biographique consacrée à Toussaint-Louverture dans le Dictionnaire Napoléon, publié sous la direction de Jean Tulard, Fayard, 1989, pp. 1645-1646; Pierre PLUCHON, «Toussaint Louverture d'après le général de Kerverseau», in Revue française d'histoire d'outre-mer, 1989; Pierre PLUCHON, Toussaint Louverture. Un révolutionnaire noir d'Ancien Régime, Fayard, 1989, 654 p.; Pierre PLUCHON, Histoire de la colonisation française, t. 1, Le premier empire colonial, des origines à la Restauration, Fayard, 1991, 1114 p; Jacques PETIT, Généalogie de la Famille Chancy (tenant son nom des Langlois de Chancy, famille ayant donné des officiers de marine, originaire de Champcey près d'Avranches) , 8 janvier 2000.

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(1) Son père Hippolyte Gaou se déclarait fils d'un roi africain, nommé Gaou-Guinou, et disait avoir été enlevé par une tribu ennemie, puis vendu à des Arabes, qui l'auraient ensuite revendu à des blancs (Cf. Alfred de LACAZE, in Nouvelle biographie générale.., op. cit., p. 38).

(2) C'est-à-dire «le contrefait» (le difforme).

(3) Toussaint mesurait 1 mètre 63.

(4) L'habitation Bréda, située à proximité du Cap-Français, n'appartenait pas à Baillon de Libertat; elle faisait partie d'un ensemble de plantations, que le comte de Noé, leur propriétaire, avait réunies en indivision, afin d'assurer des revenus réguliers et équitables à ses trois filles. Libertat n'occupa qu'un temps les fonctions de gérant, et seulement pour une fraction de ces terres. On ignore donc de qui Toussaint fut juridiquement l'esclave: du gérant ou du planteur (Cf. Pierre PLUCHON, Toussaint Louverture.., op. cit., p. 57).

(5) Alfred de LACAZE rapporte qu'une punition rigoureuse ayant conduit Toussaint à fuir ses premiers maîtres, un capitaine de la marine marchande française nommé Bailly l'acheta pour en faire son cocher.  Et d'ajouter: «Il lui fit apprendre à lire, et reconnaissant sa probité et son humanité, il le créa commandeur de ses établissement». C'est ainsi, explique Alfred de LACAZE, qu'il pu lire, dans l'Histoire philosophique des deux Indes de l'abbé Raynal, «qu'un jour un noir paraîtrait avec mission de venger sa race outragée» (Cf. Alfred de LACAZE, in Nouvelle biographie générale.., op. cit., pp. 38-39). Mais ce récit fantaisiste est aujourd'hui contredit par les biographes de Toussaint, qui ont établi qu'en 1779 il ne savait encore ni lire ni écrire (Cf. G. DEBIEN, M.-A. MENIER et  J. FOUCHARD, «Toussaint Louverture avant 1789..», op. cit.; Pierre PLUCHON, Toussaint Louverture.., op. cit., p. 57). D'après une autre source, il aurait reçu une certaine instruction de son parrain, l'affranchi Pierre-Baptiste. Ce qui tendrait à expliquer que l'orthographe de Toussaint resta phonétique; ainsi qu'en témoigne le post-scriptum manuscrit d'un mémoire qu'il adressa à Bonaparte en 1802 après son emprisonnement au fort de Joux: «Premire Consul, père de toute les militre, defenseur des innosant, juige intègre, prononcé donc, sure un homme qui e plus mal heure que couppable..» (Cf.  Jean-Marcel CHAMPION, notice biographique consacrée à Toussaint-Louverture dans le Dictionnaire Napoléon, op. cit., p. 1645).

(6) Toussaint, d'après E. Regnard, aurait d'abord contraint Sonthonax (1763-1813) à lui abandonner le commandement des troupes de la colonie (Cf. E. REGNARD in Nouvelle biographie générale.., op. cit., pp. 184-185). Ensuite, après avoir massé un gros corps de cavalerie devant la ville du Cap, il se serait emparé de Sonthonax et l'aurait embarqué pour la France (Cf. Alfred de LACAZE in Nouvelle biographie générale.., op. cit., p. 40). Toussaint accusait Sonthonax d'attentats à l'ordre et de menées séparatistes  (Cf. Pierre PLUCHON, Toussaint Louverture.., op. cit., p. 608).

(7) Le Premier consul entendait reprendre le contrôle absolu de la colonie, en déporter les chefs noirs et y restaurer l'ordre colonial. Les propriétaires nobles, privés de leurs biens en France par la Révolution, retrouveraient leurs habitations de Saint-Domingue. Au-delà, Bonaparte envisageait la création d'une Amérique française à partir de la grande île et de la Louisiane (celle-ci sera vendue aux États-Unis, et sa population française abandonnée, après l'échec à Saint-Domingue). Dès les derniers jours de janvier 1802, 40 vaisseaux, 27 frégates, 17 corvettes et autres bâtiments débarquaient à Saint-Domingue un premier contingent de 25.000 hommes sous les ordres du beau-frère de Bonaparte, secondé par 13 généraux de division, 27 généraux de brigade et une foule d'officiers. Il s'ensuivit, jusqu'à la chute du Cap le 19 novembre 1803, une guerre meurtrière, marquée de cruautés inouïes et de massacres massifs.

Les Anglo-Saxons contribuèrent largement à armer les troupes noires. «Ce sont les États-Unis, écrivait Leclerc au Ministre de la Marine le 9 février 1802, qui ont apporté ici les fusils, les canons, la poudre et toutes les munitions de guerre Ce sont eux qui ont excité Toussaint à la défense, je suis intimement convaincu que les Américains ont formé le plan d'engager à l'indépendance toutes les Antilles parce qu'ils espéraient en avoir le commerce exclusif, comme ils ont eu celui de Saint-Domingue» (Cité dans Pierre PLUCHON, Toussaint Louverture, de l'esclavage au pouvoir, Paris, l'École, 1979, p. 196). Les Anglais, pour leur part, poursuivaient un double but: pousser Toussaint à se rendre indépendant de la France et supplanter celle-ci dans le commerce de Saint-Domingue; épuiser Noirs et Mulâtres les uns contre les autres pour écarter toute menace à l'encontre de leurs propres colonies. Aussi Toussaint refusa-t-il d'accorder le commerce exclusif de l'île aux Britanniques. Son projet était probablement de former une confédération commerciale des Antilles (Cf. CABON, Histoire d'Haïti, Port-au-Prince, 1937, t. IV, La Révolution 1798-1804, p. 124).  

Au total, la Révolution de Saint-Domingue aura tué 45.000 soldats britanniques (pendant leur occupation, fin 1793-août 1798), 46.000 soldats français, 10.000 colons. Quant aux «non-Blancs», un tiers des quelque 530.000 esclaves et Libres de 1789 aura sans doute disparu en 1804 (Cf. GRAGNON-LACOSTE, Toussaint-Louverture, Général en chef.., op. cit, p. 202). 

(8) D'après le général Pamphile de Lacroix, 20.651 soldats périrent de la maladie pendant le commandement du capitaine-général Leclerc (Cf. Pamphile de LACROIX, Mémoires pour servir à l'histoire de la Révolution de Saint-Domingue,  op. cit.).

(9) Embarqué sur la frégate La Créole, Toussaint prédit au chef de division Jean Savary «En me renversant, on n'a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l'arbre de la liberté des nègres; il repoussera par les racines, parce qu'elles sont profondes et nombreuses». En effet, Leclerc mourut de la fièvre jaune, le 2 novembre 1802, sans avoir pu suivre les instructions de Bonaparte qui lui enjoignaient, après l'occupation des ports et des places, de capturer les meneurs nègres et de rétablir l'Exclusif. Son successeur, Rochambeau, n'arrivera pas à contenir les insurgés, qui combattaient au cri de «la liberté ou la mort». 

(10) Le 23 juillet 1802, le Premier consul prit un arrêté: «Le nommé Toussaint Louverture sera transféré et gardé prisonnier au fort de Joux. Il sera tenu au secret, sans pouvoir écrire ou communiquer avec aucune personne que son domestique». 

(11) Après s'être distingué durant les guerres de l'Empire, le général François Marie Auguste Caffarelli (1766-1849) a été nommé pair de France en 1831. Son nom figure sur l'arc de triomphe de l'Étoile (Voyez la Notice historique sur le général Auguste Caffarelli, dans le Moniteur du 4 décembre 1849). 

(12) Rapport de Baille, son geôlier, en date du 30 octobre 1802.

(13)  En fait, il était impossible que Toussaint résista longtemps à la température glaciale des casemates qu'il habitait. D'après le général François Marie Auguste Caffarelli, sa prison était «froide, saine et très sûre».

(14) Les restes mortuaires de Toussaint Louverture, de son fils Isaac et de sa belle-fille Louise Chancy, auraient été transférés le 13 mars 1866 dans une concession acquise par Proper Gragnon-Lacoste au cimetière de La Chartreuse de Bordeaux (Toussaint-Louverture, Général en chef.., op. cit, pp. 385, 399). Il s'agit probablement de la concession située dans la 29ème série, n° 68 bis, côté E (Cf. Jacques PETIT, Généalogie de la famille Chancy).

 

Toussaint L'Ouverture

Discours de Wendell Phillips
Décembre 1861, à New York et à Boston

Traduction par le Docteur Letances

Mesdames et Messieurs,

Je me suis engagé à vous donner une esquisse, faite depuis quelques années, de la vie d'un homme, qui fut l'un des plus remarquables de la dernière génération, du grand chef de Saint-Domingue, Toussaint L'Ouverture, noir pur, dont les veines ne contenaient pas une seule goutte de sang blanc. Cette esquisse est à la fois une biographie et un argument. C'est une biographie fort ecourtée, bien entendu, d'un noir soldat et à la fois homme d'état, et je vous la présenterai comme un argument en faveur de la race à laquelle il appartient. Je me propose donc de faire ce soir la comparaison des races et de poser leurs mérites, d'entreprendre une tâche qui vous paraîtra peut-être absurde, mes efforts ayant pour but de vous prouver que la race noire, au lieu d'être pour nous un objet de pitié et de mépris, a assez de titres, au contraire, devant le jugement de l'histoire, pour occuper une place auprès de la race anglo-saxonne.

Les races doivent être jugées de deux manières: par les grands hommes qu'elles produisent, et par la moyenne des mérites que possède la masse du peuple. Nous, Saxons, nous sommes fiers d'avoir eu des Bacon, des Shakespeare, des Washington, des Franklin, étoiles que nous avons placées au milieu des pléiades historiques des grands hommes, et nous nous trouvons ensuite avec ses grandes qualités, de source germanique.

Il y a aussi trois épreuves par lesquelles les races veulent être jugées: la première, la base de toutes les autres, c'est le courage, l'élément qui nous fait dire ici aujourd'hui "Ce continent est à nous depuis les Lacs jusqu'au Golfe. Malheur à qui tenterait de le diviser"; la seconde, c'est la conviction que la force est doublée quand elle est soutenue par la résolution, la liberté réglée par la loi, tel est le secret du progrès des Saxons; la troisième, c'est la persévérance, la constance: la résolution d'abord, puis le succès ou la mort. De ces trois éléments est formé l'élan saxon qui porta notre race à l'avant-garde de la civilisation.

Pendant cette heure que vous me consacrez ce soir, je fais un effort suprême pour vous convaincre qu'au lieu de figurer au bas de la liste, le sang noir jugé, soit au point de vue de ses grands hommes ou des ses masses, soit par son courage, par sa résolution ou par sa constance, le sang noir a droit à une place aussi rapprochée de nous que tout autre sang inscrit dans l'histoire. Pour sujet de ma thèse, je prends l'histoire d'une île, d'une étendue à peu près égale à la Caroline du Sud, le troisième point ou Colomb mit le pied en Amérique. Charmé par la magnificence du paysage et par la fertilité du sol, il lui donna le nom le plus aimé, Hispaniola, la petite Espagne. Son successeur, plus dévot, le rebaptisa du nom de Saint-Domingue. Lorsque les noirs, en 1803, balayèrent de sa surface notre race blanche, ils effacèrent avec elle sa dénomination, et l'île entra dans l'année 1804 sous son ancien nom d'Haïti, terre de montagnes.

A l'origine, aux premiers temps de son commerce, elle fut occupée par des flibustiers français et espagnols, quelque chose comme les pirates de nos jours. L'Espagnol en prit les deux tiers, à l'est; le Français, le tiers, à l'ouest, et ils y établirent peu à peu leurs colonies. La partie française, à laquelle appartient mon histoire, devint la colonie favorite de la mère-patrie. Munie d'importants privilèges, enrichie par les rejetons de familles opulentes, aidée par l'incomparable fertilité du sol, elle devint de bonne heure le plus riche joyau de la couronne des Bourbons, et, dans la periode sur laquelle j'appelle votre attention, vers l'époque de notre Constitution, 1789, ses richesses étaient presque incroyables.

La race blanche, efféminée, rivalisait, par ses gouts, avec les sybarites de l'Antiquité; sa vie de mollesse et de luxe éclipsait les splendeurs de Versailles, et ses dépenses somptueuses ne peuvent être comparées qu'aux plus folles prodigalités des Césars. A cette époque, l'île contenait environ trente mille blancs, vingt à trente mille mulâtres, et cinq cent mille esclaves. La traite se faisait activement. On y importait environ vingt-cinq mille noirs par an, et cette importation suffisait à peine à remplir les vides que laissait dans leurs rangs la culture mortelle de la canne, pour la production d'une année. Les mulâtres étaient, comme chez nous, les fils des planteurs; mais les planteurs français n'oubliaient jamais, comme il arrive parmi nous, que les fils de la femme esclave étaient leurs fils. Hors leur nom, ils leur donnaient tout: fortune, riches plantations et troupeaux d'esclaves; ils envoyaient les jeunes gens à Paris, pour y faire leur éducation, et ils faisaient venir les professeurs les plus distingués pour instruire leurs filles. De cette manière, en 1790, la race des mulâtres se trouvait en possession dans l'île, d'un quart des biens meubles et d'un tiers des propriétés foncières. Mais, malgré son éducation et sa richese, le mulâtre, comme chez nous, devait s'incliner sous le joug. Soumis à des contributions exceptionnelles, il ne pouvait occuper aucun emploi public, et s'il était convaincu d'un crime, il était puni d'un double châtiment. Son fils ne pouvait pas s'asseoir, à l'école, sur le même banc que les fils des blancs. Il ne pouvait pas entrer dans une église où un blanc était en prières; il était obligé, s'il arrivait à la ville à cheval, de mettre pied à terre et de conduire sa monture par la bride, et après sa mort, son corps ne pouvait pas reposer sous la même poussière où gisaient les restes d'un blanc. Telles étaient la race blanche et la race mulâtre; un voile léger de civilisation sous lequel apparaissait la queue épaisse et noire de cinq cent mille esclaves.

Ce fut sur cette population, [le blanc livré aux plaisirs des sens, le mulâtre d'autant plus vivement blessé par sa dégradation qu'il était plus éclairé et plus opulent, l'esclave sombré et taciturne, impassible à des luttes et à des pertubations qui passaient dans l'atmosphère, au-dessus de sa tête], ce fut sur cette population qu'éclata en 1789, aux éclairs de la foudre, la tempête de la Révolution Française. Les premières paroles qui arrivèrent à l'île furent celles dont composa sa devise le club jacobin: "Liberté, Egalité". Le blanc les écouta en frémissant d'épouvante. Il venait de lire que le sang coulait dans les rues de Paris. L'esclave les entendit avec indifférence; le choc avait lieu dans les régions supérieures, entre des races différentes de la sienne et qui ne le touchaient pas. Les mulâtres les recurent avec une joie que ne put réprimer la crainte des autres classes. Ils formèrent, à la hâte, des assemblées, envoyèrent à Paris une commission pour représenter leur corps tout entier, firent déposer à la barre de l'Assemblée Nationale le libre don de six millions de francs et engagèrent le cinquième de leurs revenus annuels pour le paiement de la dette de la nation. Ils demandèrent seulement, en retour, que le joug de mépris qui pesait sur eux comme hommes et comme citoyens fût à jamais brisé.

Vous pouvez vous imaginer facilement quelles félicitations Mirabeau et Lafayette prodiguèrent aux mulâtres libres des Indes Occidentales, qui s'annonçaient par ces magnifiques présents, et comment dut être recue leur petition en faveur de l'égalité des droits civils par une Assemblée decidée à declarer que tous les hommes étaient égaux. L' Assemblée se hâta d'exprimer sa gratitude et expédia un décret qui commence ainsi: "Tous les Français, nés libres, sont égaux devant la loi." Ogé, mulâtre élevé à Paris, fils d'une riche mulatresse, était, à cette époque, lieutenant-colonel au service de la Hollande. Il était l'ami de Mirabeau et le camarade de tous les chefs du Parti Républicain. Il fut chargé de porter à la colonie le décret et le message de la démocratie française. Il y débarqua. Le décret de l'Assemblée Nationale fut déposé sur le bureau de l'Assemblée Générale de l'île. Un vieux planteur le saisit, le mit en pièces, le foula aux pieds, et jura par tous les saints du calendrier, que l'île s'engloutirait sous les flots avant que les blancs ne livrassent leurs droits à des bâtards. Ils prirent un mulâtre, riche à millions, qui, se fondant sur le décret, réclamait ses droits, et ils le firent pendre. Un avocat blanc, septuagénaire, qui avait rédigé la pétition fut pendu à ses côtés. Ils s'emparèrent d'Ogé, le conduisirent au supplice de la roue, le firent trainer et écarteler, et les lambeaux de son corps furent pendus aux potences des quatre villes principales de l'île. L'Assemblée, alors, s'ajourna.

Il vous sera plus facile de comprendre, qu'à moi de décrire, l'impression que produisit sur Mirabeau et sur Danton la nouvelle que leur décret avait été déchiré et foulé aux pieds par la petite Assemblée d'une colonie insulaire, et que leur camarade avait été broyé et écartelé sur ordre même du gouverneur. Robespierre s'élança à la tribune et s'écria: "Périssent les colonies plutôt qu'un principe". L'Assemblée confirma le décret et l'envoya une seconde fois pour être executé.

Mais les rapports entre nations étaient alors moins faciles qu'aujourd'hui; la vapeur n'avait pas uni les Continents les uns aux autres. Il fallut des mois pour porter ces communications, et pendant que la nouvelle de la mort d'Ogé et du défi lancé à l'Assemblée Nationale arrivait en France, et que la réponse parvenait à Saint Domingue, de graves évènements s'étaient accomplis dans l'île.

A la vue de ces divisions, les espagnols, maîtres de la partie orientale, envahirent le territoire de l'ouest et s'emparèrent de plusieurs villes. Les esclavagistes étaient en grande partie républicains, ils contemplaient, émerveillés, la nouvelle constellation qui venait d'apparaître dans notre ciel septentrional; ils voulaient former un état dans la République, et conspiraient pour l'annexion. L'autre partie était royaliste et se croyant abandonnée par les Bourbons, voulait se soumettre à Georges III. Ils se mirent en communication avec la Jamaïque et en supplièrent le gouverneur de les aider dans leur intrigue. Le gouverneur ne leur envoya tout d'abord que quelques compagnies de soldats. Peu de temps après, le général Rowe et l'amiral Parker furent envoyés avec quelques bataillons et, entrant plus avant dans le complot, le gouvernement britannique envoya le général Maitland qui, à la tête de 4.000 anglais, debarqua au nord de l'île et obtint quelques avantages.

Les mulâtres étaient sur les montagnes dans l'attente des évènements. Ils se méfiaient d'un gouvernement qu'ils avaient sauvé quelques années auparavant, en l'aidant à étouffer une insurrection des blancs et qui, manquant à sa promesse, les avait laisses sans les droits civils réclamés par eux. Abandonné des deux partis, le gouverneur Blanchelande avait fui loin de la capitale et cherché refuge dans une autre ville. Sur ces entrefaites arriva dans l'île le second décret de l'Assemblée Française. Les blancs oublièrent vite leurs querelles . Ils cherchèrent Blanchelande et l'obligèrent à promettre que ce décret ne serait pas rendu public. Le gouverneur, surpris, consentit à cet expédient, et on le laissa libre. Il commença alors à penser que de fait il était déposé et que le gouvernement de l'île échappait aux mains des Bourbons. Il se souvint de l'heureux appel aux mulâtres qui, cinq années auparavant, lui avait permis de dominer une insurrection. Abandonné à présent par les mulâtres aussi bien que par les blancs, il ne lui restait qu'une force dans l'île, les noirs. Ceux-ci se rappelaient toujours avec reconnaissance le Code Noir de Louis XIV, première intervention du pouvoir en leur faveur. Blanchelande fit appel aux noirs. Il envoya une députation aux esclaves. Il était appuye par les agents du comte d'Arbois, plus tard Charles X, qui essayait de faire à Saint-Domingue ce que Charles IX avait fait dans la Virginie (d'ou le nom de Vieux Domaines), je veux dire une réaction contre la rébellion de la métropole.

Le gouverneur et les agents royalistes liguèrent et s'adressèrent d'abord à Toussaint. La nature avait fait de cet homme un Metternich, un diplomate consommé! Il désirait, sans doute, profiter de cette offre dont le résultat pouvait être favorable aux siens. Mais, avec assez de prudence pour se prémunir contre un échec. Il voulait risquer le moins possible, tant que les intentions du gouvernement ne seraient point nettement exprimées, manier les choses de telle sorte qu'il fût possible d'avancer ou de reculer suivant les intérêts de sa race. Il s'était plu toujours à mettre en pratique le précepte grec: "Connais-toi, toi-même", et avait étudié à fond son parti. Plus tard dans sa vie, appréciant les qualités de son grand rival, le mulâtre Rigaud, il montra bien qu'il se connaissait lui-même: "Je connais Rigaud, disait-il, un jour, il lache la bride quand il est lance au galop; et il montre le bras quand il frappe. Quant à moi, je cours aussi au galop, mais je sais où je dois m'arrêter, et quand je frappe, on sent le coup, mais on ne me voit pas. Rigaud ne met en jeu que les oeuvres de massacre et de sang. Je sais autant que lui comment on remue le peuple, mais des que j''apparais, tout rentre dans le calme".

Il dit donc aux envoyés: "Ou sont vos lettres de créances?". - "Nous n'en avons point." - "Je n'ai rien à faire avec vous." Ils s'adressèrent alors à François et à Biassou, deux autres esclaves, hommes de passions impetueuses, d'intelligence supérieure et de grande influence sur leurs compagnons de servitude. Ils leur dirent: "Courez aux armes; Soutenez le gouvernement; Terrassez d'un côté l'anglais et de l'autre l'espagnol;" et le 21 aout 1791, quinze mille noirs commandés par François et par Biassou, et armes dans les arsenaux de l'état, apparurent au sein de la colonie. On croit que Toussaint, malgré son refus de se mettre à la tête du mouvement, désirait vivement leur triomphe, croyant, comme les circonstances le prouvèrent, que le resultat en serait tout au profit de sa race. On suppose qu'il aida François de ses conseils dans cette entreprise, se réservant d'y mêler sa fortune au moment décisif.

C'est là ce qu'Edward Everett appelle l'insurrection de Saint Domingue. Sur une des faces du drapeau, les insurgés avaient inscrit ces mots: "Vive le Roi" et sur l'autre: "Nous reclamons les anciennes lois". Singulière devise pour une rébellion. En réalité, c'était la passe comitatus(?), c'était la seule armée qui existat dans l'île, la seule force qui eût le droit de porter les armes, et ce qu'elle entreprit elle l'acheva du coup. Elle rendit à Blanchelande son poste et lui assura la soumission de l'île. Cela fait, les noirs dirent au gouverneur qu'ils avaient créé: "Maintenant, accordez-nous un jour sur sept, donnez-nous le travail d'un jour. Avec le produit nous en racheterons un autre et avec les deux, nous en obtiendrons un troisième..." C'était le mode d'émancipation préféré à cette époque. Comme il l'avait fait cinq ans auparavant, Blanchelande repoussa cette proposition. "Déposez les armes, leur dit-il, et dispersez-vous"; mais les noirs répondirent: "Le bras qui a sauvé cette île aux Bourbons saura peut-être vous arracher une partie de nos droits", et ils restèrent unis.

Telle est la première insurrection, si l'on peut l'appeler ainsi, de Saint Domingue, la première résolution prise par les noirs, après avoir sauvé l'état, de se sauver eux-mêmes. Laissez-moi maintenant m'arrêter un instant sur certaines considérations. Je vais ouvrir devant vous un chapître d'histoire sanglant, c'est vrai. Mais qui donna l'exemple? Qui fit sortir de son sépulcre séculaire le hideux châtiment de la roue et broya vivant le mulâtre Ogé, membre à membre? Qui donc étonna l'Europe, indignée, déterra la loi barbare depuis longtemps oubliée, qui ordonnait d'écarteler un corps encore palpitant? Notre race. Et si le noir n'apprit que trop bien la leçon, ce ne sont point nos lèvres qui doivent murmurer des plaintes. Pendant toute la lutte, l'histoire,- elle est écrite, remarquez-le bien, par des mains blanches; le tableau tout entier est fait par le pinceau des blancs, - l'histoire dit que pour une vie que le noir arrachait dans la sanglante et aveugle fureur des batailles, le blanc en immolait trois après le combat, avec toute la froide cruauté de la vengeance. Remarquez aussi que jusqu'alors l'esclave n'avait pris part à la lutte que par ordre du gouvernement, et, même en ce cas, ce fut non pour s'élever lui-même, mais pour maintenir les lois.

A cette époque voici quelle était la situation de l'île: l'espagnol triomphait à l'est; l'anglais était retranché au nord'ouest; les mulâtres attendaient dans les montagnes; les noirs victorieux ocupaient les plaines. Une moitié de l'élément français esclavagiste était républicaine, l'autre moitié, était royaliste. La race blanche se déchainait contre le mulâtre et le noir; le noir contre l'une et l'autre. Le Français luttait contre l'Anglais et contre l'Espagnol; l'Espagnol contre tous les deux. C'était une guerre de races et une guerre de nations. En ce moment apparut Toussaint L'Ouverture.

Toussaint était né esclave sur une plantation au nord de l'île. C'était un noir pur. Son père avait été pris en Afrique. Et si donc il se trouve, dans ce que je dirai de lui, cette nuit, quelque droit qui excite votre admiration, rappelez-vous que la race noire la reclame toute entière; nous n'avons pas le droit de nous en réserver la moindre part. Il avait alors cinquante ans. Un vieux noir lui avait enseigné à lire. Ses livres préférés étaient Epictète, Reynal, les Mémoires militaires, Plutarque. Il avait appris à son maître, dans les bois, les vertus de certaines plantes, et était devenu médecin de campagne. Sur la plantation, le poste le plus élevé qu'il occupa jamais, fut celui de cocher. A cinquante ans, il entra dans l'armée comme médecin. Avant de partir, il fit embarquer son maître et sa maitresse, chargea le navire de sucre et de maïs et l'envoya à Baltimore. Jamais depuis, il n'oublia de leur envoyer chaque année les rentes nécessaires à une vie aisée. Je puis ajouter que parmi les principaux généraux, chacun eût à coeur de sauver l'homme sous le toît duquel il était né et de protéger sa famille.

Permettez-moi encore une observation. Si j'avais à vous présenter cette nuit la vie de Napoléon, je la prendrais de la bouche des historiens français qui ne trouvent pas de langage assez riche pour peindre le grand capitaine du dix-neuvième siècle. Si j'avais à vous dire l'histoire de Washington, je chercherais l'inspiration dans votre coeur, qui ne croyez aucun marbre assez pur pour y graver le nom du père de la patrie. Je vais vous rapporter l'histoire d'un noir qui écrivit à peine quelques lignes. Je m'appuierai sur le témoignage suspect des Anglais, des Français, des Espagnols qui tous le méprisaient comme nègre et comme esclave, et qui le haïssaient parce qu'il les avait défaits en plus d'une bataille. Tous les matériels de sa biographie sont fournis par ses ennemis.

Le second fait, dont l'histoire nous parle à propos de lui est le suivant. Au moment où il se présenta au camp, l'armée venait de subir un double outrage. D'abord, les commissaires, convoqués pour assister au comité français, avaient été ignominieusement insultés et renvoyés, et plus tard, lorsque François, leur général, fut appelé à une seconde conférence, s'étant présenté à cheval accompagné de deux officiers, un jeune lieutenant qui l'avait connu esclave, exaspère de le voir en uniforme d'officier, leva sur lui sa cravache et l'en frappa aux épaules. Si ce noir avait été le sauvage qu'on s'est plu à nous dépeindre, il n'eût songé qu'à tirer vengeance de l'insulte en la faisant peser sur ces vingt-cinq mille hommes, qui l'eussent aisément lavée dans le sang des français. Mais le chef indigné retourna silencieux sous sa tente et ce fut seulement vingt quatre heures après que ses troupes connurent l'outrage fait au général. Alors retentit, de toutes parts, le cri: "Mort aux blancs!". Les noirs avaient quinze prisonniers. Alignés devant le camp, ces malheureux allaient être fusillés. Toussaint qui avait une teinte de fanatique religieux, comme la plupart des grand capitaines, comme Mahomet, comme Napoléon, comme Cromwell, comme John Brown, prédicateur habile autant que brave capitaine, monta sur une colline et s'emparant de l'attention de la multitude: "Frères, s'écria- t-il, ce sang n'effacera pas l'insulte faite à votre chef. Courez là-bas, au camp ennemi. Le sang qui y palpite, dans le coeur des soldats français, peut seul vous en laver. Le répandre là-bas, c'est digne de votre courage, le faire couler ici, c'est plus qu'une lâcheté, c'est une cruauté inutile." Et il sauva la vie à quinze hommes.

Je ne puis m'arrêter à vous décrire en détail tous ces faits. C'était en 1793. Franchissons un intervalle de sept ans. Arrivons à 1800. Qu'a fait Toussaint? Il a repoussé l'Espagnol sur son territoire, l'y a attaqué, l'a vaincu et a fait flotter le pavillon français sur toutes les forteresses espagnoles de Saint-Domingue. Pour la première et pour la dernière fois, peut-être, l'île obéit à une seule loi. Il a remis le mulâtre sous le joug. Il a attaqué Maitland, l'a défait en bataille rangée et lui a permis de se retirer vers la Jamaïque, et lorsque l'armée française se souleva contre Laveaux, son général, et le chargea de chaines, Toussaint réprima la révolte, fit sortit Laveaux de prison et le mit à la tête de ses propres troupes. Le français, reconnaissant, le nomma Général en chef. "Cet homme fait l'ouverture partout." dit quelqu'un. De la, le nom de L'Ouverture, que lui donnèrent ses soldats.

Telle fut son oeuvre de sept ans. Arrêtons nous un instant, et cherchons la source de sa valeur. Macaulay, vous vous en souvenez, comparant Cromwell à Napoléon, dit que Cromwell montra un plus grand génie militaire, si l'on considère que, jamais avant l'âge de quarante ans, il n'avait vu une armée, tandis que Napoléon, depuis son enfance avait été élevé dans les premières écoles militaires de son temps. Cromwell créa son armée de toutes pièces; Napoléon à l'âge de vingt-sept ans fut placé à la tête des meilleures troupes que l'Europe eût jamais vues. Tous deux furent des triomphateurs; mais ajoute Macaulay, avec de si grands désavantages de son côté, l'Anglais fit preuve d'un génie plus grand. Vous pouvez accepter ou repousser la conséquence; mais vous admettrez au moins avec moi que cette méthode de comparaison est juste. Appliquez-la à Toussaint.

Cromwell n'avait jamais vu une armée avant l'âge de quarante ans; Toussaint ne vit pas un soldat avant cinquante. Cromwell créa lui-même son armée, - avec quoi? Avec des Anglais, le meilleur sang de l'Europe, avec les classes moyennes de l'Angleterre, le meilleur sang de l'île. Et avec cela, qui parvint-il à vaincre? des Anglais, ses égaux. Toussaint créa son armée, avec quoi? Avec ce que vous appelez la race abjecte et méprisable des nègres, avilie par deux siècles d'esclavage. Cent mille d'entre eux avaient été déportés dans l'île depuis quatre ans, et parlant des dialectes distincts, ils étaient à peine capables de s'entendre. Avec cette masse informe et dédaignée, comme vous dites, Toussaint forgea pourtant la foudre, et il la déchargea, sur qui? sur la race la plus orgueilleuse de l'Europe, les Espagnols, et il les fit rentrer chez eux, humbles et soumis; sur la race la plus guerrière de l'Europe, les Français, et il les terrassa à ses pieds; sur la race la plus audacieuse de l'Europe, les Anglais, et il les jeta à la mer, sur la Jamaïque. Et maintenant je le dis, si Cromwell fut un grand capitaine, cet homme fut pour le moins un bon soldat.

Le territoire sur lequel ces évènements avaient lieu était étroit, je le sais; il n'était pas vaste comme le Continent; mais il était aussi étendu que l'Attique qui, avec Athènes pour capitale, remplit la terre de sa renommée pendant deux mille ans. Mesurons le génie, non par la quantité, mais par la qualité. Et notre Cromwell ne fut jamais qu'un soldat; sa réputation ne va pas plus loin. On ne peut lui attribuer une seule ligne du recueil des lois de la Grande Bretagne. Pas un des mouvements de la vie sociale en Angleterre ne trouve sa force d'impulsion dans le cerveau de ce chef d'armée. L'état qu'il fonda s'écroula sur sa tombe et perit tout entier avec lui. Mais, à peine Toussaint prit-il le gouvernail, que le vaisseau de l'état se redressa fièrement sur sa quille, et l'on put voir dès lors un noir aussi merveilleusement doué comme homme d'état que comme génie militaire.

L'histoire dit que l'acte le plus politique de Napoléon fut sa proclamation de 1802, à la paix d'Amiens, alors que, croyant trouver dans la loyauté inaltérable d'un coeur patriote une base assez solide pour fonder un empire, il dit: "Français, rentrez dans vos foyers. Je pardonne les crimes des douze dernières années; j'efface le nom des partis et je fonde mon trône sur l'amour de tous les français." Douze années d'une prosperité non interrompue prouvèrent la sagesse de cette mesure. Ceci se passait en 1802. En 1800, le noir avait lancé une proclamation ainsi conçue: "Fils de Saint Domingue, rentrez dans vos foyers. Nous n'avons jamais songé à vous dépouiller de vos habitations et de vos propriétés. Le noir demandait uniquement la liberté que Dieu lui a donnée. Vos maisons vous sont ouvertes; vos terres sont prêtes à vous recevoir. Venez les cultiver". Et de Madrid, de Paris, de Baltimore, de New Orleans, les planteurs emigrés accoururent chez eux jouir de leurs propriétés, sans autre garantie que la parole inviolable d'un esclave victorieux.

Carlyle a dit excellemment: "Le roi naturel est celui qui fond toutes les volontés dans la sienne". En ce moment, Toussaint se tournant vers ses troupes - pauvres, affamés, en haillons, -"Allez! leur dit-il; retournez chez vous et défrichez les terres que vous avez conquises. Un état ne peut s'établir solidement que sur l'ordre et l'industrie. Vous ne pouvez acquérir que par le travail, les vertus nécessaires". Et ils se dispersèrent. L'amiral français qui fut témoin de cette scène dit qu'en une semaine tous les soldats de cette armée se trouvèrent transformés en laboureurs.

Ceci avait lieu en 1800. Le monde attendit encore cinquante ans avant que Robert Pool, en véritable homme d'état, osa lancer dans la pratique, en 1846, la théorie du libre échange. Adam Smith avait fait des théories; les hommes d'état de la France avaient développé des rèves; mais jamais aucun homme à la tête des affaires n'avait osé risquer pareille mesure dans les relations commerciales. L'Europe dût attendre jusqu'en 1846 pour que l'intelligence la plus pratique du monde, celle de l'anglais, adopta la grande formule économique du commerce libre. Mais, en 1800, ce noir avec l'instinct de l'homme d'état, dit au Comite qui sous ses ordres la constitution: "Mettez en tête du chapitre sur le commerce que les ports de Saint Domingue sont ouverts au trafic du monde entier". Voyant de haut la question des races, supérieur au préjugé aussi bien qu'à l'envie, Toussaint avait formé ce comité de huit propriétaires blancs et d'un mulâtre; pas un officier, pas un noir ne figurait sur la liste, et cependant l'histoire d'Haiti prouve qu'à l'exception de Rigaud, les plus rares talents sont échus toujours en partage aux noirs purs.

C'était aussi en 1800 que l'Angleterre avait souillé, à chaque page, son recueil de lois par l'intolérance religieuse. Aucun Anglais ne pouvait faire partie de la Chambre des Communes, s'il n'avait fait, au préalable, sa communion épiscopale. Dans l'Union, chaque état, excepté Rhode Island, était infecté de fanatisme religieux. Toussaint était un noir, et vous accusez sa race de superstition; Il n'avait pas d'instruction, ce qui, dites-vous, rend l'esprit étroit; il était catholique, et plus d'un parmi vous affirme que catholicisme est signe d'intolérance. Et cependant,- catholique, noir et esclave, - Toussaint sut se placer à côté de Roger Williams, et il dit à son comité: "Ecrivez, à la première ligne de ma constitution, que je ne fais pas de différence entre les croyances religieuses".

Et maintenant, Saxon aux yeux bleus, orgueilleux de ta race, reviens avec moi sur tes pas vers le commencement du siècle, et choisis le peuple qu'il te plaira. Prends-le en Amérique ou en Europe; cherche chez lui un homme au cerveau formé par les études de plus en plus élevées de six générations; retire le des écoles, strictement façonné aux règles de l'entrainement universitaire; ajoute à ces qualités l'éducation la mieux entendue de la vie pratique; dépose sur son front la couronne argentée du septuagénaire, et alors, montre-moi l'homme de race saxonne pour qui son plus ardent admirateur aura tressé des lauriers aussi glorieux que ceux dont les plus implacables ennemis de ce noir ont été forcés de couronner la tête. Habileté militaire rare, connaissance profonde du genre humain, fermeté pour effacer les distinctions des partis et confier la patrie à la volonté de ses enfants, tout cela lui était familier. Il précéda de cinquante ans Robert Pool; il prit place auprès de Roger Williams, avant qu'aucun anglais, qu'aucun americain n'eût conquis ce droit, et cela se trouve écrit dans l'histoire des états qui furent les rivaux de celui que fonda le noir inspiré de Saint Domingue.

Nous sommes en 1801. Les Français qui étaient restés dans l'île, donnent de l'ordre et de la prospérité qui y régnaient, une idée presque incroyable. On pouvait confier à un enfant un sac rempli d'or, et il pouvait traverser sans danger le pays, de Port-au-Prince à Samana. La paix régnait dans les familles; la fertilité des vallées charmait le voyageur; la végétation escaladait les montagnes; le commerce du monde était représenté dans les ports.

Cependant, l'Europe signait la paix d'Amiens, et Napoléon allait s'asseoir sur le trône de France. Il lança un regard par delà l'Atlantique et, d'un seul trait de plume, effaça les libertés de Cayenne et de la Martinique rendues dès lors à leurs chaines. Il dit alors à son conseil: "Que ferai-je de Saint Domingue?" Les esclavagistes répondirent: "Donnez-nous-la". Napoléon se tourna vers l'abbé Grégoire: "Quelle est votre opinion?" dit-il. "Je crois, dit l'abbé, que ces hommes changeraient d'avis, s'ils changeaient de peau".

Le colonel Vincent, qui avait été secrétaire privé de Toussaint, écrivit une lettre à Napoléon, ou il lui disait: "Sire, laissez la colonie telle qu'elle est. C'est le coin le plus heureux de tous vos domaines. Dieu a fait cet homme pour commander; les races se fusionnent dans sa main. Il vous a sauvé cette île. Je sais, - et je l'affirme en témoin, - que, lorsque la République était incapable, même de faire un signe pour l'empêcher, Georges III lui a offert le titre et les revenus qu'il désignerait, s'il consentait à soumettre l'île à la couronne britannique. Il refusa alors, et sauva la colonie à la France". Napoléon sortit du conseil, et l'on dit qu'il fit cette reflexion: "J'ai là, soixante mille hommes dans l'oisiveté; il faut que je leur trouve quelque chose à faire." Pour lui, cela signifiait: "Je vais saisir la couronne; je ne puis le faire en présence de soixante mille soldats républicains; il faut leur donner de l'ouvrage loin d'ici". Les conversations parisiennes du temps donnent un autre prétexte à l'expédition contre Saint Domingue. On dit que les satiriques de Paris avaient baptisé Toussaint le Napoléon noir, et l'ombre du nègre agitait les haines de Bonaparte. Malheureusement Toussaint lui avait adressé une lettre commençant ainsi: "Le premier des noirs au premier des blancs". La comparaison avait déplu. Vous trouverez, peut-être, le motif un peu futile, mais portez votre pensée, je vous prie, sur le Napoléon qui règne aujourd'hui.

Lorsque dans les épigrammes parisiennes on appela soulouqueries les folles et ridicules dépenses faites par lui à Versailles, rappelant les caprices fantasques de Soulouque, l'empereur noir, Napoléon ne dédaigna pas de donner des ordres spéciaux pour défendre l'usage de ce mot. Les nerfs de Bonaparte s'affectent aisément. Donc, par l'un ou l'autre de ces motifs, Napoléon resolut de sacrifier Toussaint, obéissant ainsi, soit à un élan d'ambition, soit au déplaisir de la ressemblance,- qui pourtant était très réelle. Si l'un des deux imita l'autre, ce fut le blanc. Le noir l'avait devancé de quelques années. Ils furent, certes, très ressemblants et très français, français même, par la vanité commune à tous deux. Vous vous souvenez des orgueuilleuses paroles de Bonaparte à ses soldats auprès des Pyramides: "Quarante siècles vous contemplent"! De la même facon, Toussaint dit au capitaine français qui le pressait d'aller en France sur sa frégate: "Monsieur, votre navire n'est pas assez grand pour me porter"! Bonaparte se trouvait gêné par la contrainte que lui imposait son rang et préférait errer dans le camp revêtu de la redingote grise de Petit Caporal. Toussaint n'aimait pas non plus endosser l'uniforme. Il avait adopté un costume très simple, et portait souvent sur la tête le madras jaune des esclaves. Un lieutenant français le compara un jour à un singe coiffé d'un foulard jaune. Toussaint le fit prisonnier le jour suivant et le renvoya à sa mère, comme un enfant. Comme Napoléon, il pouvait jeûner plusieurs jours de suite, dicter à trois secrétaires, à la fois, et fatiguer quatre et cinq chevaux l'un après l'autre. Circonspect comme Bonaparte, il ne fut donné à aucun homme de découvrir ses projets et de pénétrer ses intentions. Toussaint n'était qu'un nègre. Aussi, cette reserve fut-elle considérée chez lui comme de l'hypocrisie. Chez Bonaparte, nous lui donnons le nom de diplomatie. Il dut pourtant en cette circonstance de faire échouer trois tentatives d'assassinat dirigées contre lui. Les assassins étaient à l'attendre pour tirer sur lui. Quand ils croyaient le trouver au nord de l'île, dans sa voiture, il était dans le sud, à cheval; quand ils le cherchaient chez lui dans la ville, il se trouvait au camp, sous sa tente. Une fois, sa voiture fut criblée de balles, mais il se trouvait à cheval, du côté opposé. Les sept français auteurs du crime furent arrêtés. Ils s'attendaient à être fusillés. Le jour suivant, on célébrait la fête d'un saint; il les fit ranger en ligne devant l'autel et, lorsque le prêtre recita la prière du pardon, il descendit de son siège, la répéta avec lui et permit aux criminels de se retirer, sains et saufs. Il avait cet esprit commun à tous les grands capitaines qui, dans un camp, fait des prodiges. Un jour, où le découragement s'emparait de ses soldats, il remplit un grand vase de poudre, et éparpilla sur elle quelques grains de riz, puis remuant le vase: "Regardez, dit-il, voilà les blancs et voici les noirs. De quoi vous effrayez-vous"? Il avait appris les premiers mots d'une prière catholique en latin, et lorsque ses gens accouraient en grand nombre auprès de lui à la recherche d'un emploi, - comme on dit que cela se pratique même à Washington - répétant ces paroles: "Comprenez-vous cela?", disait-il. "Non, général". - "Eh! quoi? vous voulez un emploi et vous ne savez pas le latin? Rentrez chez vous, et ayez soin de l'apprendre".

Toujours comme Napoléon, toujours comme le génie, il avait foi en son pouvoir sur les hommes. Vous vous souvenez qu'au retour de Bonaparte, de l'île d'Elbe, Louis XVIII envoya une armée contre lui. Bonaparte descendit de sa voiture, ouvrit de ses mains son manteau, et présentant sa poitrine à la pointe des baionnettes, s'écria: "Français, voici votre empereur!", et ses soldats se rangèrent derrière lui, aux cris de: "Vive l'Empereur"! Ceci se passait en 1815. Plus de douze ans auparavant, Toussaint, sachant que quatre de ses régiments désertaient et allaient se rendre à Leclerc, tira son épée, la jeta au loin dans l'herbe, courant à travers champs au devant d'eux, et croisant les bras: "Enfants!, leur dit-il, tournerez-vous vos baionnettes contre moi"? Les noirs tombèrent à genoux, implorant son pardon. Cet homme fut toujours épris par ses ennemis les plus implacables. Aucun d'eux ne lui reproche ni la soif de l'or, ni les passions des sens, ni la cruauté dans l'exercice du pouvoir. Le seul cas dans lequel un critique austère l'accuse de sévérité est le suivant.

Pendant un soulèvement, quelques propriétaires blancs qui, sur la foi de sa proclamation, étaient rentrés dans l'île, avaient été massacrés. Le général Moïse, son neveu, fut accusé d'avoir montré trop de mollesse contre l'émeute. Toussaint le fit comparaître devant un conseil de guerre et, se conformant au verdict rendu, ordonna que son propre neveu fut fusillé, austérité romaine qui prouve sa fidélité à sa promesse de protection faite aux blancs. Donc, ce fut contre cet homme, supérieur à toute convoitise, pur dans sa vie privée et généreux dans l'exercice du pouvoir que Napoléon envoya une armée sous les ordres du général Leclerc. Il donna au mari de la belle Pauline, sa soeur, trente mille hommes de ses meilleures troupes, avec ordre de rétablir l'esclavage. Parmi ses soldats venaient les mulâtres, anciens rivaux et ennemis de Toussaint.

La Hollande prêta soixante navires. L'Angleterre, dans un message spécial, promit sa neutralité, - et vous savez que rester neutre, signifie faire risée de la liberté et prêter des armes à la tyrannie. L'Angleterre offrit donc sa neutralité, et le noir, jetant ses regards sur le monde civilisé, le vit tout entier en armes contre lui. L'Amérique, pleine d'esclaves, lui était hostile, bien entendu. Le Yankee fut le seul à lui vendre quelques méchants fusils à des prix, il est vrai, très élevés. (Rires). Montant à cheval, Toussaint courut à l'extrémité orientale de l'île. Là, il s'arrêta devant un spectacle qu'il n'avait jamais été donné à aucun naturel de contempler avant lui. Soixante vaisseaux de ligne, montés par les meilleurs soldats de l'Europe, doublaient la pointe de Samana. C'étaient des soldats qui n'avaient jamais vu leurs égaux; leurs pas, comme ceux de César, avaient fait trembler le sol européen; ils avaient escaladé les Pyramides et planté le drapeau français sur les murs de Rome. Toussaint regarda un moment, compta les voiles qui passaient, laissa flotter les rênes sur le col de son cheval, et se tournant vers Christophe, s'écria: "La France entière marche contre Haïti; ils ne viennent que pour nous réduire en esclavage. Nous sommes perdus!". Il reconnut, alors, la seule erreur de sa vie; sa confiance en Bonaparte qui l'avait engagé, en son temps, à licencier son armée.

Retournant aux montagnes, il lança la seule proclamation qui porte son nom et respire la vengeance: "Mes enfants! Notre liberté, la France n'a pas le droit de nous la ravir . Brûlez les cités; détruisez les récoltes; défoncez les chemins, à coups de canon; empoisonnez les sources; montrez au blanc que ce qu'il vient conquérir ici, c'est l'enfer!" Et il fut obéi. . Lorsque le grand Guillaume d'Orange vit la Hollande couverte de troupes de Louis XIV, il s'écria: "Rompez les digues! Rendez la Hollande à l'Océan!" Et l'Europe répondit: "Sublime!" Lorsque Alexandre vit la Russie envahie par les armées françaises, il dit: "Brûlez Moscou! La famine et le froid repousseront l'envahisseur!", et l'Europe s'écria: "Sublime!". Ce noir vit la coalition européenne prête à écraser sa patrie et donna le même exemple de vigueur et d'héroisme.

La scène, j'en conviens, devient de plus en plus sanglante, à mesure que nous avançons. Mais, rappelons-le, pour arriver à leur but indigne, pour réduire en esclavage des hommes libres, l'infamie des blancs, inspirée par la haine la plus sombre, n'avait pas reculé devant les artifices les plus honteux et les plus cruels. L'aristocratie est toujours cruelle. Le nègre répondit à cette agression comme on devrait toujours répondre en pareil cas, par la guerre à mort. Tout d'abord en engageant la lutte pour la liberté, il avait été généreux et compatissant; il avait fait merci de la vie et pardonné à bien des ennemis, comme l'a toujours fait le peuple, dans tous les âges et sur tous les lieux, dans les luttes contre les aristocrates. Maintenant, pour sauver la liberté conquise, le noir épuise tous les moyens, il fait feu de toute arme, il retourne contre ses odieux envahisseurs une vengeance aussi horrible que la leur, et pourtant il dédaigne encore d'être cruel.

Leclerc fit annoncer à Christophe qu'il débarquait à la ville du Cap. Christophe répondit: "Toussaint est le gouverneur de l'île. Je dois lui demander autorisation. Si, avant qu'elle n'arrive, un soldat français foule notre sol, je brûlerai la ville et nous combattrons sur ses cendres."

Leclerc débarqua. Christophe prit deux mille blancs; hommes, femmes, enfants; les fit retirer loin du danger, sur les montagnes, et de ses propres mains mit le feu à un splendide palais que des architectes français venaient à peine de construire pour lui. Pendant quarante heures la ville brûla et fut enfin réduite en cendres. Le combat s'était engagé dans la rue, et les français furent repoussés sur leurs vaisseaux.

Partout où ils se présentèrent, ils trouvèrent devant eux le fer et le feu. Une fois, repoussant une attaque, les noirs, nés français, entamèrent l'hymne des Marseillais. Les français s'arrêtèrent; ils ne pouvaient pas combattre contre la Marseillaise. Ils fussent restés là, etonnés, immobiles, si leurs officiers n'avaient pris le parti de les sabrer. Ils avancèrent alors, et furent battus.

Battu par les armes, le général français eût recours au mensonge. Il lança une proclamation disant: "Nous ne venons pas vous rendre esclaves. Cet homme vous trompe. Toussaint ment. Unissez-vous à nous, et vous jouirez de tous les droits que vous réclamez." Tous les officiers noirs furent trompés, tous, exceptés Christophe, Dessalines et Pierre, le frère de Toussaint. Encore ceux-ci finirent-ils par déserter, et le laissèrent seul. Il écrivit alors à Leclerc: "Je me soumettrai. Je pourrais empêcher un seul soldat français de jamais s'écarter de votre camp sans péril pour sa vie. Mais, je veux arrêter l'effusion de sang. Je n'ai combattu que pour la liberté de ma race. Donnez-nous cette garantie, et j'irai faire ma soumission." Il fit le serment d'être fidèle à la France, et Leclerc jura, sur le même crucifix, qu'il serait loyalement protégé et que l'île serait libre. Le général français parcourut tour à tour du regard ses troupes magnifiquement equipées, et les bandes de Toussaint, composées d'hommes mal armés, et en guenilles, lui dit: "Où donc auriez-vous trouvé des armes, L'Ouverture, si vous aviez continué la lutte?" La réponse fut digne d'un spartiate: "J'aurais pris les vôtres." dit le noir.

Il retourna paisiblementchez lui. On arrivait à la saison des chaleurs. Leclerc pensa que, les mois des fièvres approchant, ses soldats allaient remplir les hopitaux, et qu'il suffirait d'un signe de cette main souveraine pour jeter ses troupes à la mer. Toussaint était trop dangereux, pour qu'on le laissât en liberté. On l'invita donc à assister à une entrevue, et voici le seul reproche que lui fait l'histoire, le seul, entendez-vous? On l'accuse d'avoir manqué de prudence en allant au rendez-vous. Soit. Que resulte-t-il de ce fait? C'est que, pour tromper le noir, l'homme blanc employa le mensonge et la ruse. Le principe des chevaliers du moyen-âge était positif. La plus grave insulte que l'on puisse infliger à un homme depuis les croisades est de lui dire: "Vous mentez". Or le général espagnol Hermana, qui connut bien Toussaint, dit de lui: "C'est l'âme la plus pure que Dieu ait jamais donnée au corps d'un homme". L'histoire lui rend témoignage que "jamais il ne viola sa parole". Maitland voyageait une fois à travers les forêts épaisses pour rejoindre Toussaint. Il fut accosté en chemin par un messager chargé de lui annoncer qu'il était trahi. Maitland continua sa route et parvint enfin auprès du noir. Toussaint lui montra deux lettres; la première était du général français qui lui offrait le rang qu'il voudrait, s'il lui livrait Maitland; la seconde était sa réponse: "Monsieur, j'ai promis au général anglais qu'il reviendrait chez lui". Il est donc prouvé que le nègre, loyal comme un chevalier, fut victime des mensonges de son ennemi. Laquelle des deux races a-t-elle le droit de s'enorgueillir de ces souvenirs?

Mais, Toussaint ne fut point trompé. Il était épié constamment. Supposons qu'il eût repoussé l'entrevue; l'autorité aurait douté de sa bonne foi et en aurait trouvé un prétexte pour l'arrêter. Il raisonna sans doute ainsi: "Si je m'y rends volontairement, je serai traité en conséquence". Aussi se présenta-t-il. Au moment où il entra au salon, les officiers tirèrent leurs épées, et lui annoncèrent qu'il était prisonnier. Un jeune lieutenant qui assistait à cette scène dit: "Il ne fut nullement surpris, mais parut profondement attristé". On le conduisit à bord et on leva l'ancre pour la France. Lorsque l'île s'effaçait peu à peu à sa vue, il se tourna vers le capitaine et lui dit: " Vous croyez avoir deraciné l'arbre de la liberté, mais vous n'en détachez qu'une branche. J'ai planté l'arbre si profondément que toute la France serait impuissante à l'arracher". . Arrivé à Paris, il fut jeté dans une prison, et Napoléon lui envoya son secrétaire, Caffarelli, supposant qu'il avait enterré de grandes richesses. Toussaint, après l'avoir ecouté un moment: "Jeune homme, j'ai perdu, il est vrai de grands trésors, mais, ils ne sont pas de ceux que vous cherchez". Il fut alors envoyé au chateau de Joux, et logé dans un donjon, de douze pieds de large, sur vingt de long, tout en pierre, n'ayant qu'une étroite fenêtre, très élevée au-dessus du sol, et donnant sur les neiges de la Suisse. En hiver, la voute se couvrait de glace; en été, l'humidité suintait des murailles fétides. Le fils ardent des tropiques, condamné à mourir, fut enterré vivant dans cette tombe. De ce cachot, il écrivit deux lettres à Napoléon. Il dit, dans l'une d'elles: "Sire, je suis un citoyen français. Je n'ai jamais violé la loi. Par la grâce de Dieu, je vous ai sauvé l'île, la plus belle de votre royaume. J'implore justice de votre magnanimité".

Napoléon ne repondit jamais à ces lettres. Le commandant de la forteresse avait accordé au prisonnier cinq francs par jour pour la nourriture et le chauffage. Napoléon en eût connaissance et réduisit la somme à trois francs. L'opulent usurpateur qui accusait d'avarice le gouvernement anglais parce qu'il ne lui accordait que six mille dollars par mois, descendit de son trône pour couper un dollar par moitié, et pourtant Toussaint ne mourait pas assez vite.

Cette prison était une tombe. On dit qu'au temps de Joséphine, un jeune marquis y fut enfermé. Sa fiancée alla voir l'impératrice et lui demanda sa grâce. Joséphine lui dit: "Faites faire un modèle de la prison, et apportez-le moi". L'impératrice le plaça un jour auprès de Napoléon. "Emportez cela, dit-il, c'est horrible". Elle le plaça sur son marchepied, et il le repoussa loin de lui. Elle le reporta une troisième fois auprès de lui, et lui dit: "Sire, c'est dans cette prison horrible que vous avez fait enfermer un homme, pour y mourir". - "Faites-le sortir", dit Napoléon, et la jeune fille sauva ainsi son amant.

Toussaint fut jeté dans cette tombe, mais il ne mourait pas assez tôt. Enfin, le commandant reçut l'ordre d'aller en Suisse, d'emporter les clefs du donjon, et de rester absent quelques jours. Quand il en revint, il trouva un cadavre. Toussaint était mort de faim. Douze ans après, l'assassin impérial était transporté à sa prison de Sainte-Hélène faite aussi pour servir de tombeau, comme avait été faite par lui celle de Toussaint, et là jusqu'aux derniers moments, il passa de longues et mortelles heures à se lamenter misérablement à propos des rideaux, de ses titres, de ses promenades et de sa vaisselle. Plaise à Dieu que lorsqu'un nouveau Plutarque comparera les grands hommes de notre époque, les blancs et les noirs, il n'aille point placer dans un plateau de la balance l'enfant larmoyant de Sainte-Hélène, et dans l'autre, le noir stoique et silencieux, attendant la mort, comme un romain, dans la glaciale solitude de son cachot.

Dès l'instant où Toussaint fut trahi, les noirs perdirent toute confiance dans les promesses des Français, et coururent aux armes. Tous, excepté Maurepas et les siens, se soulevèrent. Leclerc fit appeler Maurepas, qui se présenta loyalement à la tête de cinq cents noirs. On les fusilla au bord d'un fossé, et l'on y jeta leurs cadavres. Du haut des montagnes où il était campé, Dessalines contemplait ce spectacle. Parmi ses prisonniers, il fit choisir cinq cents officiers français et les fit pendre à différents arbres, à la vue du camp de Leclerc. Et moi, non loin de Bunker, né comme je suis Hill, je ne trouve pas de raison pour penser qu'il eût tort. Les Français assassinèrent la femme de Pierre Toussaint, aux portes mêmes de sa maison, après l'avoir tellement maltraitée, que la mort dût lui paraitre une grâce. Son mari, un an auparavant, avait sauvé la vie à douze cents hommes blancs. Affolé, cette fois, il jura de sacrifier sur la tombe de sa compagne, les premiers mille prisonniers qu'il ferait, et il tint parole.

Les français épuisèrent toutes les forces de la torture. On attachait les noirs, dos à dos, et on les poussait à la mer. Si quelqu'un surnageait, par hasard, on le fusillait. On les jetait à l'eau, avec un boulet aux pieds; on les asphyxiait dans la fumée du soufre; en les faisant mourir étranglés, pendus, sous le fouet. Seize officiers de Toussaint furent enchaînés aux rochers dans des ilots déserts; d'autres furent plongés à mi-corps dans des marais infects, et livrés en pâture aux reptiles et aux insectes venimeux. Rochambeau demanda à Cuba des chiens féroces. Lorsqu'ils arrivèrent, les jeunes filles descendirent aux quais les recevoir, leur parurent la tête de fleurs et de rubans et les embrassèrent avec tendresse. Réunies dans un amphithéâtre, les femmes battaient des mains lorsqu'un noir était jeté aux chiens, et dévoré par ces bêtes dont la faim excitait encore la fureur... Mais les noirs bloquèrent si étroitement la ville que ces mêmes jeunes filles, dans leur misère, devorèrent à leur tour les chiens dont elles avaient tant fêté la bienvenue.

C'est alors que brillent de tout leur éclat, le courage indomptable et la constance sublime qui démontrent l'égalité des races, lorsqu'elles sont sujettes aux mêmes épreuves. La femme romaine, dont le mari hésitait, lorsque Néron lui ordonna de se tuer, saisit le poignard, et, se blessant mortellement, s'écria: "Paetus, il n'est point douloureux de mourir!" Le monde rappelle ce fait avec des larmes d'orgueil. Dans un cas semblable, un colonel noir condamné à mort marchait en tremblant. Sa femme, saisissant une épée, se fit une blessure mortelle et lui dit: "Homme, il est doux de mourir, lorsqu'on a perdu la liberté".

La guerre continuait. Napoléon envoya encore trente mille hommes; mais ses plus grands efforts n'étaient suivis que de désastres. La vie que l'épée ne tranchait pas, la fièvre la devorait. Leclerc mourut. Pauline ramena en France le corps de son mari. Napoléon la recut à Bordeaux et lui dit: "Ma soeur, je vous avais donné une armée et vous ne me rapportez que des cendres". Rochambeau, - le Rochambeau de notre histoire - posté à la tête de huit mille hommes, fit dire à Dessalines: "Quand je t'attraperai, je ne te ferai pas fusiller comme un soldat, je ne te pendrai pas comme un blanc, mais je te ferai fouetter à mort comme un esclave". Dessalines le chassa de champ de bataille en champ de bataille, de forteresse en forteresse et finit par l'acculer à Samana. Il préparait des boulets rouges pour détruire l'escadre, lorsqu'il apprit que Rochambeau avait supplié l'amiral de couvrir ses troupes du pavillon britannique, et le nègre, généreux, permit au vantard de s'embarquer paisiblement.

Quelque-uns doutent encore du courage du noir. Allez en Haïti; arrêtez-vous sur la tombe de cinquante mille soldats, les meilleurs que la France ait jamais eûs, et demandez-vous ce qu'ils pensent des armes du noir. Et si cela ne vous satisfait pas, allez en France, au splendide mausolée des comtes de Rochambeau, et à la tombe des huit mille vétérans qui regagnèrent leurs foyers, à l'ombre du pavillon anglais, et interrogez-les. Et si cela ne vous satisfait point, rentrez chez nous, et si nous étions en octobre 1839, vous pourriez parcourir la Virginie tremblante et lui demander ce qu'elle pense du courage du noir.

Vous pourriez encore vous rappeler ceci: Nous, Saxons, nous fumes esclaves pendant environ quatre siecles, et nos ancêtres ne feraient jamais un signe du doigt, pour mettre un terme à leur servitude. Ils attendirent que le christianisme et la civilisation, que le commerce et la découverte de l'Amérique vinssent rompre leurs chaines. En Italie, Spartacus souleva les esclaves de Rome contre la reine du monde. Il fut assassiné, et ses compagnons furent crucifiés. Il n'y a jamais eu qu'une seule révolte d'esclaves couronnée de succès, et elle eût lieu à Saint Domingue. Dieu veuille que la force et l'intelligence de notre gouvernement écartent de notre patrie cette necessité; qu'il sache conduire à une liberté paisible, les quatre millions d'hommes commis à nos soins et qu'il adopte, à la faveur de nos institutions démocratiques, une politique aussi prévoyante que celle de l'Angleterre, et aussi vaillante que celle du noir d'Haiti.

Le courage du noir est assez prouvé. Parlons de sa constance. En 1803, il dit aux blancs: "Cette île est à nous. Le pied du blanc ne doit pas la fouler". Côte à côte s'élèvent les républiques sud-américaines, composées du meilleur sang des compatriotes de Cervantes et de Lope de Vega. Elles sont si souvent et si profondément bouleversées qu'il vous serait aussi difficile de reproduire leurs decombres mouvant que de photographier les vagues de l'Océan. Cependant, à côté d'elles, le noir a su conserver son île, sacrée pour lui. On dit que dans les premiers temps, le gouvernement haïtien, inspiré par un patriotisme rare, ordonna de détruire toutes les plantations de sucre qui étaient restées debout et défendit de cultiver la canne. Il pensait que les Français étaient revenus réduire les noirs en esclavage, attirés seulement par ces richesses que donnait le pays.

Brûlez New York, cette nuit, comblez ses canaux, coulez ses navires, détruisez ses rails, effacez tout ce qui brille de l'éducation de ses enfants, plongez-les dans la misère et l'ignorance, ne leur laissez rien, rien que leurs bras pour recommencer ce monde... Que pourront-ils faire en soixante ans? Et encore, êtes-vous surs que l'Europe vous prêtera son argent, tandis qu'elle n'avance pas un dollar à Haïti. Pourtant Haïti, sortant des ruines de la dépendance coloniale est devenu un état civilisé; il est le septième sur le catalogue du commerce avec notre pays, et il n'est inferieur, par l'éducation et la moralité de ses habitants, à aucune de ces îles de l'Océan indien d'Occident. Le commerce étranger prête aussi volontiers confiance à ses tribunaux qu'aux nôtres. Jusqu'ici ce peuple a déjoué aussi bien l'ambition de l'Espagne et la cupidité de l'Angleterre que la politique malicieuse de Calhoum. Toussaint la fit ce qu'elle est. Il fut habilement secondé dans son oeuvre par un groupe d'une vingtaines d'hommes presque tous, noirs pur sang. Ils furent grands dans la guerre et habiles dans les affaires; mais non, comme lui, remarquables par cette rare combinaison des hautes qualités qui font seules la veritable grandeur et assurent à un homme la première place, parmi tant d'autres qui, au demeurant, sont ses égaux. Toussaint fut, sans dispute, leur chef. Courage, énergie, constance, - voilà ses preuves. Il a fondé un état si solidement que le monde entier n'a pas pu le détruire.

Je l'appellerais Napoléon; mais Napoléon arriva à l'Empire, servi par des serments violés, et à travers une mer de sang. Toussaint ne viola jamais sa parole. "Point de réprésailles", telle était sa noble devise, et la règle de sa vie. Les dernières paroles adressées à son fils en France furent les suivantes: "Mon enfant, vous reviendrez un jour à Saint Domingue. Oubliez que la France a assassiné votre père".- Je l'appellerais Cromwell, mais Cromwell ne fut qu'un soldat, et l'état qu'il fonda s'écroula sur sa tombe. Je l'appellerais Washington, mais le grand natif de la Virginie eut des esclaves. Toussaint risqua son pouvoir plutôt que de permettre la traite dans le plus humble des hameaux soumis à sa domination.

Vous me prendrez, sans doute, ce soir, pour un fanatique, parce que vous lisez l'histoire moins avec vos yeux qu'avec vos prejugés; mais dans cinquante ans, lorsque la verité se fera entendre, la Muse de l'Histoire choisira Phocion pour les Grecs, Brutus pour les Romains, Hampden pour l'Angleterre, Lafayette pour la France; elle prendra Washington comme la fleur la plus éclatante et la plus pure de notre civilisation naissante, et John Brown comme le fruit parfait de notre maturité; et alors plongeant sa plume dans les rayons du soleil, elle écrira sur le ciel clair et bleu, au-dessus d'eux tous, le nom du soldat, de l'homme d'état, du martyr Toussaint L'Ouverture.

(Applaudissements longuement prolongés).